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Des papillons de nuit hivernaux

En hiver, le samedi soir, certains préfèrent aller en boîte de nuit, d'autres au restaurant ou au cinéma. Moi, j'aime aller en forêt, juste après la tombée de la nuit. En effet, il y a des papillons de nuit un peu bizarres, qui ne volent que pendant l'hiver. En plus de voler à la période de l'année la plus froide, ils présentent un certain nombre d'autres caractéristiques écologiques qui les rendent particulièrement intéressants. Aller à leur rencontre laisse à coup sûr un souvenir inoubliable tant ils peuvent être abondants et tant ils sont uniques.

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Figure 1 : Accouplement de cheimatobie hiémale (Operophtera brumata). Le mâle possède des ailes normales, mais celles de la femelle sont atrophiées.

En France, on compte plus de 1600 espèces de papillons dits "macrohétérocères" (grosso modo les gros papillons de nuit, par opposition aux microlépidoptères). En me basant sur les périodes de vol indiquées dans Robineau et al. (2011), il y a plus de 20 fois plus d'espèces de papillons de nuit observables à l'état adulte en juillet (environ 1110) qu'en décembre en France (une cinquantaine). Cependant, parmi la cinquantaine d'espèces qui passent le mois de décembre à l'état adulte, seule une minorité est active et vole en plein hiver.

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Figure 2 : Abondance des papillons de nuit en nombre d'espèces, au cours de l'année en France. Les courbes rouge, noire et bleue représentent, respectivement, les moyennes des temparétures maximales, moyennes et minimales de chaque mois.

Des hivernants au repos, parfois actifs

En effet, la majorité des espèces hivernales (essentiellement des Noctuidae Hadeninae, Catocalinae, Hypeninae et Nolinae) hivernent et restent inactifs durant la saison froide. On peut citer par exemple plusieurs Nycteola, la quasi-totalité des Conistra, plusieurs Cucullia, plusieurs Hypena, la quasi-totalité des Lithophane,Scoliopteryx libatrix, Dasypolia ferdinandi, Dasypolia templi, Eupsilia transversa, etc. Cependant, il n'est pas impossible d'en observer actifs par les nuits douces. Ainsi, il m'a été possible de trouver un Conistra vaccini le 12 décembre 2011 par une température d'environ 7°C dans les environs d'Ypres en Belgique. Des recherches rapides sur www.observations.be montrent que d'autres espèces peuvent être observées en décembre ou janvier en les attirant par la lumière (lampe à vapeur de mercure ou tube UV) ou avec de la miellée. Ainsi par exemple, les observations du 2 janvier 2012. Trouver des papillons en hibernation n'est pas très facile et reste peu fréquent. En général, ils hibernent dans des troncs d'arbre creux, des grottes, des caves ou des vieux bâtiments dont la température est suffisamment stable. Les deux principaux facteurs contrôlant l'entrée et la sortie d'hibernation sont la température et la longueur du jour.

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Figure 3 : La robuste, Conistra vaccini, le 12 décembre 2011 au Gasthuisbossen (Bois de l'Hôtel-Dieu) près de Ypres (Belgique).

Quelques très rares espèces peuvent être observées à l'état adulte tout au long de l'année. C'est le cas par exemple du moro-sphinx que j'ai pu observer en décembre il y a 15-16 ans (j'étais trop jeune pour penser prendre des notes à l'époque). Cependant, chez cette espèce, au nord des Alpes, la plupart des adultes ne survivent pas à l'hiver et des migrateurs viennent repeupler le nord de la France chaque année à partir du printemps.

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Figure 4 : Abondance mensuelle (nombre d'individus observés) de huit espèces de papillons de nuit qui passent l'hiver à l'état adulte en Belgique. En bleu : nombre d'individus attirés par miellée ou par la lumière. En marron, le nombre d'individus trouvés en hibernation. Source des données : www.observations.be. Les courbes oranges représentent les températures moyennes (sans échelle).

Des tardifs et des précoces

Un certain nombre d'espèces automnales restent actives jusqu'en décembre. C'est le cas par exemple de Alsophila aceraria qui peut être vu de novembre à fin décembre ou du bombyx du peuplier (Poecilocampa populi) qui peut être observé d'octobre à décembre (voir même janvier selon http://www.papillon-poitou-charentes.org/). Il semble cependant très rarement observé adulte en janvier en Belgique (figure 6) et présente un très net pic d'abondance en novembre. Parmi les autres espèces observables à l'état d'imago en décembre, on peut également citer le lasiocampidé Poecilocampa coluchei, la phalène Eupithecia rosmarinata, le notodonte Ptilophora plumigera et les noctuelles Conistra daubei, Dryobotodes tenebrosa et Ulochlaena hirta.

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Figure 5 : Le bombyx du peuplier, Poecilocampa populi peut parfois être observé jusqu'en décembre ou janvier.

D'autres espèces sont plutôt printanières et habituellement actives en mars-avril. Mais parmi celles-ci, certaines sont parfois observables en petit nombre dès le mois de novembre. C'est le cas notamment de plusieurs noctuelles du genre Orthosia: O. cerasi, O. incerta, O. cruda (Figure 6). C'est le cas aussi de la phalène Alsophila aescularia que l'on peut observer à partir de février et qui présente un pic d'abondance en mars. Cette espèce présente la caractéristique commune aux vraies espèces hivernales, que les femelles sont aptères et ne volent donc pas.

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Figure 6 : Abondance mensuelle (nombre d'individus observés) de huit espèces de papillons de nuit observables à l'état adulte en début ou en fin d'hiver, en Belgique. Source des données : www.observations.be. Les courbes oranges représentent les températures moyennes (sans échelle).

Les vraies hivernales

D'autres espèces, qui nous intéressent davantage ici, sont de vraies hivernales. On ne les observe pas ou qu'exceptionnellement en dehors de la période qui va de novembre à mars. Il s'agit essentiellement de géomètres Larentinae et Ennominae.

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Figure 7 : L'hibernie défeuillante, Erannis defoliaria, 7 mâles et 2 femelles. On peut voir ici l'extrême variabilité de la coloration des mâles. Ces 7 mâles ont été observés le même soir au même endroit (Bois de Ploegsteert, Belgique).

Erannis defoliaria, l'hibernie défeuillante, est un papillon très largement répandu et habituellement abondant. Les mâles sont de couleur brunâtre, ocre ou grisâtre avec des dessins estompés à très nettement marqués. Leur variabilité est énorme, même au sein d'une seule et même population. A titre d'exemple, la figure 7 présente des mâles tous observés le même soir et au même endroit (7 décembre 2011, bois de Ploegsteert, Belgique). Ils ont une envergure de 3,6 à 5 cm. Les femelles, quant à elles, ont des ailes atrophiées et ne volent pas. Elles sont de couleur blanc jaunâtre avec des tâches noires (figure 7). D'après Waring et Towsend (2003), il existe une forme noire. C'est une espèce observée dans de nombreux habitats, mais surtout dans le milieu forestier où sa larve peut se développer sur de nombreuses espèces d'arbres : chênes, hêtres, bouleaux, peupliers, etc. Les adultes peuvent s'observer d'octobre à janvier, avec un pic d'abondance en novembre-décembre.

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Figure 8 : Cheimatobie hiémale, alias phalène brumeuse, Operophtera brumata, mâle à gauche, femelle à droite.

Viennent également les deux espèces d genre Operophtera : la cheitomie hiémale (= phalène brumeuse), O. brumata, et la cheimatobie du hêtre, O. fagata. Ces deux papillons ont une teinte générale grisâtre. Chez toutes les espèces du genre Operophtera, les femelles ont des ailes fortement atrophiées et ne volent pas. O. fagata est un peu plus précoce (pic d'abondance en novembre) et beaucoup moins fréquent que O. brumata (pic d'abondance en décembre). La distinction des deux espèces n'est pas difficile si on peut observer des femelles. En effet, contrairement aux femelles O. fagata, les ailes atrophiées des femelles O. brumata n'atteignent pas la moitié de l'abdomen. L'identification des mâles est un peu plus difficile. Les mâles O. brumata sont un peu plus petits que les mâles O. fagata et leur coloration est un peu différente. Les deux espèces se développent sur un grand nombre d'espèces d'arbres feuillus, et même des conifères dans le cas de O. brumata. Ces deux espèces sont principalement forestières mais elles peuvent s'observer dans d'autres milieux. Operophtera est un genre proche du genre Epirrita, qui comprend des espèces automnales (de septembre à novembre selon les espèces). On pourra remarquer une certaine ressemblance des deux espèces, bien que les femelles Epirrita possèdent des ailes normalement développées et soient capables de voler.

A partir de fin décembre/début janvier et jusque mars (pic d'abondance en février), on peut observer une autre phalène hivernale : la phalène velue, Phigalia pilosaria. Il s'agit encore d'une phalène forestière largement répandue, dont les femelles ne volent pas. Le mâle a les ailes grises avec des dessins sombres. Les chenilles se développent sur divers feuillus. Les femelles ont des ailes très courtes, à peine visibles et leur coloration est grise (la face supérieure du corps est plus sombre).

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Figure 9 : La phalène velue, Phigalia pilosaria (ici mâle), une phalène active en février-mars.

Trois autres espèces autrefois incluses dans le genre Agriopis et proches du genre Erannis, sont observables en hiver : l'hibernie hâtive, Larerannis marginaria, et l'hibernie grisâtre, Agriopis leucophaeria, toutes deux principalement en février/mars et l'hibernie orangée, Larerannis aurantiaria, principalement en novembre. Toutes trois sont forestières et leurs chenilles se nourrissent sur des arbres feuillus (essentiellement le chêne dans le cas A. leucophaeria). Les femelles de ses espèces se distinguent aisément de E. defoliaria par leur coloration grise et non blanche et la présence d'ailes atrophiées plus ou moins grandes selon l'espèce. L'espèce dont les femelles ont les ailes les plus développées est L. marginaria et celle dont les femelles ont les ailes les plus réduites est A. leucophaeria. Les mâles de ses trois espèces se distinguent de E. defoliaria par l'absence de tâche centrale noire sur l'aile antérieure. Attention cependant, car certains mâles E. defoliaria ne possèdent pas cette tâche. L. marginaria se distingue par une coloration brunâtre généralement peu contrastée et surtout par la présence d'une rangée de petits points noirs le long du bord des ailes antérieures et postérieures. Les mâles L. aurantiaria sont de couleur jaunâtre avec des dessins généralement peu contrastés. Les mâles A. leucophaeria sont généralement gris avec des dessins peu à fortement contrastés. Ils sont plus petits que les mâles des autres espèces. On peut certainement ajouter à ce groupe d'espèces, Agriopis bajaria, beaucoup moins fréquente et qui vole en octobre-novembre.

Deux espèces du genre Theria sont également de vraies espèces hivernales : la phalène précoce, T. primaria, et la phalène chamoisée, T. rupicapraria. Les femelles de ces deux espèces sont également brachyptères. Ces deux espèces apparaissent de janvier à mars bien que T. primaria semble plus précoce que T. rupicapraria. Leurs ailes sont traversées par une bande transversale gris foncé. Les chenilles des deux espèces se développent principalement sur des arbustes de la famille des rosacées (aubépine, prunellier, etc...). On les trouve dans les friches ou les lisières forestières.

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Figure 10 : Abondance mensuelle (nombre d'individus observés) de huit espèces de papillons de nuit hivernales "vraies". Source des données : www.observations.be. Les courbes oranges représentent les températures moyennes (sans échelle).

D'autres géomètres sont également connues comme volant en hiver, mais je ne m'étendrais pas sur celles-ci car je ne dispose que de peu d'informations à leur sujet et je ne les ai jamais observées. Il s'agit de Chemerina caliginearia (décembre à mars dans le sud de la France), Eupithecia rosmarinata (novembre-décembre dans le sud de la France), Eupithecia lentiscata (janvier-février en Corse) et Colostygia multistrigaria ssp. olbiaria (décembre-janvier dans le sud de la France). Les femelles de ces espèces possèdent des ailes normalement développées et sont donc capables de voler.

Cycle biologique

Le cycle biologique est semblable chez toutes les espèces strictement hivernales (Erannis, Operophtera, Agriopis, Larerannis, Phigalia, Theria). L'émergence des adultes a lieu en hiver. Les mâles prennent alors leur envol à la tombée de la nuit pour chercher des femelles. Les femelles grimpent sur le tronc des arbres et émettent des phéromones pour attirer les mâles. L'accouplement a lieu sur les troncs des arbres, normalement en début de nuit. Les femelles continuent ensuite de grimper vers le haut, pour atteindre les branches, puis les bourgeons. Elles y déposent leurs oeufs, puis meurent. Au printemps, lors du débourrement des arbres, les oeufs éclosent et les chenilles s'attaquent immédiatement aux jeunes feuilles tendres. Elles se nymphosent quelques semaines plus tard dans la litière du sol. Ces papillons passent donc tout l'été et l'automne sous forme de chrysalide. Les adultes émergent en hiver et le cycle recommence. Les adultes ne se nourrissent pas.

Comment et où observer les papillons de nuit hivernaux ?

Compte tenu de leur biologie, observer les espèces strictement hivernales est très simple et ne demande pas un matériel spécifique. L'utilisation d'un drap et d'une source lumineuse attractive (tube fluorescent actinique ou lampe à vapeur de mercure par exemple) avec un drap n'est pas indispensable, même si cela représente un plus pour observer les mâles. Le filet à papillon est quasiment inutile. En fait, il suffit de se rendre en forêt à la tombée de la nuit en hiver et inspecter les gros troncs de feuillus à l'aide d'une torche puissante ou mieux une lampe frontale. On pourra y voir de nombreux mâles posés sur les troncs et de temps en temps des femelles. Celles-ci sont généralement moins abondantes que les mâles (entre 10 et 100 fois). Repérer les accouplements d'Erannis ou d'Operophtera est très simple. Habituellement, les mâles se posent la tête vers le haut. Mais s'ils s'accouplent, ils ont la tête en bas car les femelles les tirent vers le haut.


Figure 11 : Cheimatobies hiémales mâles (= phalènes brumeuses), Operophtera brumata, posés sur un tronc d'arbre.

Ainsi, avec une simple lampe frontale, il m'a été possible d'observer entre 1000 et 1500 Operophtera brumata, une femelle Erannis defoliaria et un Conistra vaccini en 1h30 de recherche (environ 150 troncs examinés sur un parcours d'environ 700m). Comme toujours avec les papillons de nuit, la température joue un rôle déterminant dans l'activité de ces papillons. Il est nettement préférable de les chercher lors des nuits douces (température > 5°C), bien que j'ai déjà pu observer de nombreux mâles (et uniquement des mâles) par une température de 1°C. Ils étaient alors quasiment pétrifiés de froid sur les troncs des arbres et ne volaient pas. Alternativement, il est toujours possible de chercher les chenilles au printemps, particulièrement pour O. brumata et E. defoliaria qui peuvent être très abondants et ravageurs localement.

Observer les espèces plutôt printannières ou automnales qui apparaissent parfois en hiver, ou les espèces qui hibernent au stade imago, est plus difficile, d'une part parce qu'elles sont moins abondantes à cette saison et d'autre part parce qu'elles nécessitent des techniques entomologiques plus élaborées : l'utilisation d'une source lumineuse spécifique (tube fluorescent actinique ou lampe à vapeur de mercure par exemple) ou de miellée pour les attirer. Les deux méthodes sont complémentaires et semblent donner de bons résultats.

Conclusion

Comme nous venons de le voir, l'hiver n'est pas une période sans activité pour les amateurs de papillons. On peut observer durant cette période un nombre non négligeable d'espèces, dont beaucoup ne s'observent qu'à cette période de l'année. Certaines peuvent même s'observer par centaines, voire milliers d'individus sans grand effort. Ils possèdent de plus un cycle de vie particulier et des adaptations particulières à ce cycle de développement. Leur observation en milieu naturel est toujours une expérience fantastique qui laisse un souvenir inoubliable. Un prochain article parlera plus en détail de la biologie d'Operophtera brumata qui a été très largement étudié.

D'autres images de papillons de nuit hivernaux ici.

Bibliographie :
Robineau et al. 2011 - Guide des papillons nocturnes de France. Ed. Delachaux et Niestlé. 287 p.
Orhant 2011 - Atlas des papillons de nuit du Nord-Pas de Calais- Lépidoptères Macrohétérocères. 473 p.
Waring, Townsend et Lewington 2003 - Field guide to the moths of Great Britain and Ireland. British Wildlife Publishing. 432 p.
Young 1997 - The natural history of moths. Poyser Natural History. 271 p.
http://www.lepinet.fr/
http://www.papillon-poitou-charentes.org/